
03 mars 2017
Tête-à-tête avec PAVI BINNING
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Entretien de Ross Woledge avec le président de George Weston Limitée
Au moment où il quitte la présidence de la plus grande entreprise du Canada, Pavi Binning revient sur certains changements majeurs survenus chez George Weston. Il nous parle de son mode d’emploi pour gérer les crises et des aptitudes qu’un directeur financier doit cultiver pour devenir chef de la direction.
C’est une évidence, nous vivons à une époque intéressante, marquée par l’incertitude. Vous avez déjà nagé en eaux troubles, notamment chez Marconi et Nortel, qui ont connu leur lot de difficultés. Qu’avez-vous appris sur la gestion de crise en tant que directeur financier?
Lorsque j’ai pris la direction des finances chez Marconi et Nortel, ces entreprises étaient en voie de reconstruction. À vrai dire, c’est exactement pour cette raison qu’elles m’ont attiré. Quand une entreprise vit une transition majeure, le moment est tout indiqué pour exercer une réelle influence.
Dans ce genre de situation, il convient d’élaborer une stratégie globale précise. C’est essentiel. Il faut absolument reconnaître les inducteurs de valeur dans l’entreprise et s’attacher à les préserver, en tournant le dos aux secteurs et aux actifs qui n’en sont pas. Par exemple, Nortel et Marconi dépensaient des milliards en R. et D. et il a fallu déterminer les portefeuilles et les gammes de produits qui pouvaient créer de la valeur à long terme, et renoncer à certains secteurs. J’ai eu la surprise de constater que, même si nous avions convenu d’abandonner certains projets de R. et D., il se trouvait toujours des gens pour tenter de les faire avancer.
Sur le plan stratégique, il est primordial d’établir les priorités clés de l’entreprise et de rallier ensuite l’ensemble de l’organisation derrière ces objectifs pour les réaliser.
Selon moi, un directeur financier doit faire preuve de beaucoup de rigueur et de discipline pour soutenir une entreprise en difficulté par rapport à une autre qui va bien. J’ai dû accorder une attention particulière aux facteurs déterminants pour les profits et pertes que sont le contrôle des dépenses, les liquidités, les dettes et les obligations financières, tout en m’assurant de mobiliser un flux de trésorerie suffisant. La plupart des organisations essaient d’améliorer leurs processus à ce chapitre, mais quand une crise survient, le choix ne se pose plus.
La communication au sein de l’entreprise revêt une importance capitale; c’est ce que je retiens avant tout de mon cheminement dans de telles situations. L’avenir de l’organisation ne doit jamais être remis en question, sinon des collaborateurs clés à tous les échelons risquent de claquer la porte. L’expérience m’a appris que les gens sont plus résilients qu’on pourrait le croire. S’ils voient la lumière au bout du tunnel, ils seront portés à persévérer. J’ai assisté à de merveilleux témoignages de loyauté en période difficile. En effet, d’anciens cadres supérieurs de Nortel m’ont suivi chez George Weston.
Vous avez travaillé au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada. Comment se positionne le marché canadien par rapport aux autres en matière de gouvernance d’entreprise?
Pour ce qui est des activités financières traditionnelles (rapports, vérification, fiscalité, trésorerie, etc.), la différence est négligeable. Cela dit, je me suis rendu compte au fil des ans que d’autres aspects – notamment les capacités analytiques, les partenariats d’affaires et le rôle de la finance comme moteur et catalyseur de changement – sont plus avancés au Royaume-Uni, et peut-être aux États-Unis. Le Canada accuse un peu de retard dans ce domaine.
À mon arrivée au Canada, j’ai eu l’impression que la fonction financière n’était pas tout à fait optimale. Par exemple, chez George Weston Limitée, nous sommes maintenant beaucoup plus progressistes que nous l’étions. Et nous nous efforçons de construire une fonction financière de calibre supérieur.
Vous êtes passé de directeur financier à chef de la direction. Avec le recul, quelles sont les trois principales qualités qui ont contribué à votre succès?
D’abord, parlons de compétences stratégiques et d’aptitudes pour les affaires. Il faut être en mesure de doter l’entreprise d’une vision et d’une stratégie sans équivoque. Sinon, elle n’ira nulle part.
Ensuite, il faut savoir mobiliser, inspirer et motiver l’ensemble du personnel pour incarner cette stratégie. Cette compétence n’est pas donnée à tous les directeurs financiers, qui sont généralement des personnes assez introverties. Dès que vous arrivez à rallier rapidement les gens dans la bonne direction, vous avez fait un bon bout de chemin. Cette approche a justement porté ses fruits à Weston Foods, quand l’entreprise a dû se réinventer au terme de quelques années difficiles.
Enfin, je dirais qu’un chef de direction a le devoir d’agir concrètement. Pensez-y un instant : personne ne s’adresse à un haut dirigeant pour régler des problèmes simples parce que les décisions sont alors faciles à prendre. Mais, le chef de la direction est appelé à évaluer rapidement les situations et les enjeux, ainsi qu’à exercer son jugement, à trancher et à assurer la clarté au sein de l’entreprise.
En tant que président, vous avez posé quelques gestes importants, par exemple l’acquisition de Shoppers-Pharmaprix et la valorisation du portefeuille immobilier. En quoi votre expérience en finance vous a-t-elle aidé à orchestrer ces initiatives?
Ma formation en finance m’a beaucoup servi tout au long de ma carrière. Dans mon rôle de directeur financier, j’ai toujours mis l’accent sur la création de valeur et ces initiatives ont certainement contribué à créer une grande valeur pour George Weston. Au fil des ans, j’ai eu la chance de travailler pour des entreprises qui m’ont laissé enrichir leurs capacités dans plusieurs autres domaines que la finance, notamment sur les plans de la stratégie et des fusions et acquisitions. Par ailleurs, je pense que le fait d’avoir dirigé les finances m’a permis d’aborder ces projets stratégiques avec beaucoup de discipline et de rigueur financière. Je ne pouvais faire autrement puisqu’il s’agit des deux plus importants virages jamais pris par Weston. Par exemple, lors de l’acquisition de Shoppers-Pharmaprix, nous avons conçu notre propre plan stratégique pour l’entreprise et, lorsque Shoppers-Pharmaprix nous a présenté le sien, nous avons constaté que les deux plans étaient très similaires. Dans ce contexte, mon expérience d’ancien directeur financier m’a aidé à veiller à ce que tout soit minutieusement évalué pour mener à bien nos activités stratégiques.
Il semble que l’acquisition de Shoppers-Pharmaprix ait mis plusieurs années à se réaliser. À quel moment avez-vous senti qu’il était temps d’agir?
Nous avons mis quelques années à préparer l’acquisition de Shoppers-Pharmaprix avant de procéder. Nous attendions simplement le bon moment. L’une des difficultés que nous avions était qu’il fallait utiliser une somme considérable de capitaux propres pour réaliser cette acquisition. Nous avons fini par recourir à une combinaison à parts égales d’emprunts et de fonds propres parce que la famille Weston et le conseil d’administration tenaient à ce que le cours de l’action permette de respecter tous les paramètres financiers et de surmonter les obstacles comme nous le souhaitions. Nous avons donc attendu le bon moment avant de finaliser l’acquisition.
Pour ce qui est de la Fiducie de placement immobilier Propriétés de Choix, nous avons étudié la transaction pendant 12 à 18 mois avant d’agir. J’ai toujours été convaincu qu’il faut user de circonspection lorsque l’on veut effectuer un virage stratégique. Il est essentiel de préparer le terrain en analysant les motivations stratégiques, l’incidence financière, les synergies, la structure, etc. Il est également important d’envisager soigneusement divers scénarios et leurs retombées. Mais, il arrive que des occasions se présentent de façon opportune, et il mieux vaut être prêt à réagir rapidement.
Comment procédez-vous pour mettre sur pied un service financier de premier ordre?
Au sein de tous les services financiers que j’ai dirigés, j’ai formé une équipe de dirigeants que j’appelais l’équipe ou le groupe de direction des finances. Cette équipe de direction se composait des cadres supérieurs sous ma gouverne, comme les chefs de chaque fonction de gestion financière de l’entreprise (fiscalité, trésorerie, RI, contrôle financier, planification et analyse, etc.) et des directeurs financiers régionaux de partout dans le monde. Je rassemblais ces gens pour mettre sur pied une stratégie financière destinée à soutenir la stratégie globale de l’entreprise. Évidemment, plusieurs thèmes se recoupaient d’une entreprise à l’autre et ils ont fini par former l’arc central de chaque stratégie. Il s’agit entre autres de gestion des talents, de soutien décisionnel, de partenariats d’affaires et de gestion des systèmes et des processus.
Nous nous donnions comme objectif de développer ces quatre piliers à l’échelle de toute la fonction financière. À cette fin, je mobilisais l’ensemble des employés du service autour de ces priorités, déléguant pour chacune les responsabilités et le pouvoir décisionnel nécessaire à l’exécution du plan.
J’ai toujours recouru à ce que j’appelle la priorisation pure et dure. Lorsque j’étais directeur financier, je me demandais constamment comment utiliser mon temps à bon escient. Je ciblais les domaines où il me semblait possible de mener une action des plus concrètes en dehors de mon rôle financier traditionnel, et j’y consacrais une part importante de mon temps. En général, si je déterminais que je ne pouvais contribuer en rien à une question donnée, je n’assistais pas aux réunions.
Parlez-nous des chefs de la direction avec lesquels vous avez collaboré. Comment avez-vous réussi à tisser de solides relations d’affaires avec eux?
J’ai eu la chance dans ma carrière de travailler pour quelques dirigeants d’entreprise exceptionnels. Je n’ai jamais essayé d’en imiter un en particulier, mais disons que je me suis inspiré de leurs plus belles qualités.
Dans chacun de mes rôles professionnels, j’ai essayé de forger des liens solides fondés sur les valeurs qui me tiennent à cœur : la confiance, le respect, l’ouverture, la transparence et le refus de tout conflit politique. Partout où j’ai travaillé, je me suis démarqué par ma franchise. Je suis du genre à dire « je comprends que toutes ces choses vont bien, mais voici ce qui cloche et ce que nous allons faire pour rectifier le tir ». J’adopte la même approche au sein du conseil d’administration et avec les gestionnaires de tous les échelons. Je privilégie également un style plutôt direct quand il s’agit d’encadrer les gens et de favoriser leur perfectionnement.
Au cours de ma carrière en finance, j’ai aussi tenté de viser l’excellence fonctionnelle dans tous les aspects des finances. Le directeur financier est perçu par tous comme un expert, alors j’ai voulu démontrer mes compétences dans chaque aspect de la fonction. Heureusement, mon parcours m’a amené à travailler pour Diageo, où j’ai pu développer des habiletés dans toutes les sphères de la finance. Au moment de partir, j’avais fait le tour de tous les secteurs d’une direction financière. Cette expérience m’a bien servi par la suite lorsque j’ai occupé des postes de directeur financier dans des sociétés ouvertes.
Enfin, j’ai perfectionné mes compétences en leadership parce que c’est indispensable pour accéder aux échelons supérieurs de la direction. Dans mon rôle de directeur financier, je me suis efforcé d’exercer une influence et d’avoir une incidence dans toute l’organisation, n’hésitant pas à outrepasser les limites de mon mandat. Je n’ai jamais vraiment demandé la permission pour déborder des fonctions traditionnelles rattachées à mon rôle. J’ai simplement fait ce qu’il fallait. Le directeur financier occupe une position unique aux côtés du chef de la direction et les deux ont une vue d’ensemble sur l’organisation. J’ai fréquemment misé là-dessus pour intervenir dans plusieurs domaines où les directeurs financiers et les chefs d’exploitation s’aventurent rarement.
Vous êtes un ardent défenseur de la finance comme vecteur d’innovation et favorisez une orientation dictée par le marché. Qu’est-ce qui justifie ce point de vue? Pourriez-vous nous donner un exemple concret?
Encore une fois, je considère que la finance occupe une place particulière qui permet de canaliser le changement et de soutenir l’innovation à l’échelle de l’entreprise.
À Weston Foods, par exemple, il fut un temps où nous avions largement épuisé nos stratégies de réduction des coûts. Les membres de la direction et moi avons dû reconnaître l’évidence : nous n’avions rien proposé de majeur au rayon de la boulangerie depuis un bon moment. Par conséquent, nous avons entrepris d’analyser attentivement les perceptions et les besoins des consommateurs – de même que les tendances d’achat – et l’efficacité de notre force de vente, la pertinence de nos dépenses en marketing et l’investissement qu’il fallait consentir dans une perspective de croissance. Le personnel financier a joué un rôle clé pour mener à bien cette initiative en étudiant à fond de chaque aspect. Nous avons adopté une approche tout à fait différente, qui consistait à discuter directement avec nos clients de l’évolution de l’industrie, de leurs affaires et de ce que nous pourrions faire pour favoriser leur croissance. Ces conversations nous ont permis de dresser un portrait plus juste des futures tendances et de l’avenir de la boulangerie. Nous nous sommes retrouvés en position d’innover grâce à une approche fondée sur le marché.
Vous avez récemment annoncé que vous quittiez vos fonctions de président. Que comptez-vous faire maintenant?
Je quitte la société ouverte pour travailler comme conseiller spécial auprès de la famille Weston. Ainsi, je consacrerai plus de temps aux entreprises privées de la famille, notamment dans le secteur du commerce de détail de luxe.
Mes sept années chez George Weston Limitée ont été exceptionnelles et nous avons bien progressé. Le temps est venu pour moi de passer à une autre étape de ma carrière.